
Les récentes évolutions jurisprudentielles tant au niveau national qu’au niveau européen ont des conséquences décisives sur les droits de la défense des entreprises. Les intégrer permet d’anticiper et de mieux se préparer. La Cour de cassation et la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») ont récemment rendu plusieurs arrêts qui redessinent le cadre des droits et des obligations des entreprises au cours des opérations de visite et saisies (« OVS ») menées par les agents des autorités françaises (Autorité de la concurrence et DGCCRF) et des inspections menées par la Commission européenne (« Commission »). Ces évolutions sont importantes pour la protection des droits de la défense des entreprises contrôlées, dans un contexte de multiplication des inspections et de durcissement des politiques de concurrence.
1. La motivation des ordonnances et décisions d’autorisation des inspections
Pour inspecter les locaux d’une entreprise, les agents des autorités françaises doivent y être autorisés par une ordonnance d’autorisation délivrée par un juge des libertés et de la détention (« JLD »). Quant aux agents de la Commission, ceux-ci sont directement habilités par une décision d’autorisation de la Commission elle-même. En cas de non-respect de cette procédure et des formes imposées par la loi, les inspections et l’ensemble des actes subséquents (saisies, auditions, etc.) encourent l’annulation.
Concernant les OVS mises en œuvre par les autorités françaises, la Cour de cassation a rappelé, par un arrêt du 15 février 2023, que la décision d’autorisation du JLD peut se fonder sur de simples indices d’une pratique anticoncurrentielle, sans que des éléments de preuve plus solides ne soient requis à ce stade. Ces indices doivent cependant être suffisamment sérieux pour qu’il soit raisonnable de soupçonner que l’entreprise visée ait pu participer à des pratiques anticoncurrentielles.
Par ailleurs, le 9 mars 20232, la CJUE a rendu plusieurs arrêts décisifs sur la problématique des contrôles autorisés sur la base d’entretiens entre la Commission et des entreprises. Dans cette affaire, la Commission avait autorisé plusieurs contrôles dans les locaux d’enseignes de la grande distribution, sur la base d’entretiens menés auprès de leurs fournisseurs. En effet, il résultait de ces entretiens que les distributeurs auraient pu avoir échangé des informations futures et commercialement sensibles, ce qui est susceptible de constituer une pratique anticoncurrentielle.
La CJUE énonce que dans cette situation, la Commission est tenue d’enregistrer les auditions dans leur intégralité, avec le consentement des personnes interrogées.
La Commission est ensuite tenue de mettre une copie des enregistrements à disposition des personnes interrogées pour approbation de leur contenu, en fixant un délai pour permettre aux personnes interrogées de communiquer toute correction à apporter à leurs déclarations. Il s’agit de garantir l’authenticité des déclarations, dans un objectif de protection des droits de la défense des entreprises visées par les contrôles.
Or, dans cette affaire, la Commission avait autorisé les contrôles en se fondant essentiellement sur des informations obtenues à l’occasion de ces entretiens : en l’absence d’enregistrement, la CJUE juge que la Commission n’avait pas appuyé ses décisions d’autorisation des inspections par des indices suffisamment sérieux.
Les inspections menées sur ce fondement et l’ensemble des actes subséquents (saisies, auditions, etc.) sont donc annulés.
2. La place des officiers de police judiciaire au cours des OVS
Lors d’inspections « lourdes » les agents des autorités françaises de concurrence sont toujours accompagnés par des officiers de police judiciaire (« OPJ »).
Dans ce cadre, l’OPJ représente le JLD lors du déroulement d’une OVS et s’assure donc du bon déroulé de l’opération. Ainsi, contrairement à ce que peuvent souvent penser les personnels des entreprises contrôlées, la présence et les pouvoirs des OPJ constituent un moyen de surveillance et de contrôle du bon respect des droits de la défense dans l’hypothèse où ceux-ci seraient atteints par les agents des autorités de concurrence.
Pour autant, les OPJ disposent d’un large pouvoir d’appréciation sur le déroulement de l’OVS et ne constituent pas une ligne directe entre l’entreprise visitée et le JLD. C’est le sens de l’arrêt de la Cour de cassation du 21 février 20233 : en cas de contestations de l’entreprise quant au déroulement des opérations, il appartient à l’OPJ d’apprécier si des difficultés sérieuses se présentent et le cas échant de saisir le JLD. Les entreprises contrôlées ne peuvent pas se résoudre à le faire de leur propre initiative.
3. Saisies
Les agents des autorités françaises et de la Commission sont habilités à visiter tous les locaux des entreprises, objets de l’ordonnance ou de la décision et à saisir tous les éléments qui seraient pertinents pour l’objet de l’enquête. L’accès aux locaux peut s’entendre de manière large suivant les fonctions que pourrait exercer subsidiairement un salarié d’une entreprise inspectée. En effet, les agents de la Commission ont pu mener des contrôles au sein d’une filiale de l’entreprise visée, considérant que son dirigeant y exerçait également des fonctions4.
Au-delà des simples locaux, les agents peuvent également accéder à tous les autres locaux au sein desquels pourraient figurer des éléments entrant dans le champ des investigations. Il peut même s’agir des domiciles du personnel de l’entreprise, pour autant que l’Autorité présente une autorisation spécifique du JLD.
De la même manière, les agents de la Commission doivent obtenir préalablement l’autorisation des juridictions compétentes de l’Etat membre dans lequel sont mises en œuvre les inspections6. Toutefois, à l’ère du numérique et du cloud, une part de plus en plus importante des documents sont dématérialisés et donc délocalisés, de telle sorte que ces éléments ne sont plus physiquement accessibles dans les locaux des entreprises inspectées.
Prenant acte de cette nouvelle donne, la Cour de cassation, de manière pragmatique, a jugé dans un arrêt du 21 février 20237 que les agents des autorités sont également habilités à saisir les documents et autres éléments numériques des entreprises, même stockés sur des serveurs à distance, lorsque les données sont accessibles depuis les locaux de l’entreprise objets de l’inspection.
Dans le même arrêt, la Cour de cassation précise également que les personnes de passage dans les locaux contrôlés peuvent être visées par des saisies des documents en leur possession. Cette position de la juridiction suprême implique qu’un salarié d’une société mère, fille ou soeur, voire un consultant extérieur, peuvent désormais voir leurs documents saisis dès lors qu’ils seraient en lien avec l’objet de l’enquête.
Il est également important de bien distinguer la saisie de la « remise » de documents, qui ne bénéficient pas des mêmes garanties. En effet, dans un arrêt du 24 septembre 2024 (Cass. Crim., n° 23-82.230 – position réitérée par Cass. com., 4 févr. 2025, n° 24-80.128 et 23-84.544), la Cour de cassation a jugé que la remise par l'occupant des lieux, à la demande de l’ADLC, d’éléments découverts à l'occasion d'une visite régulièrement autorisée, après que celle-ci a pris fin, ne relève pas des opérations et ne peut pas faire l’objet d’un recours comme les autres saisies, quand bien même l'engagement pris d'une telle remise serait mentionné dans le procès-verbal de visite.
4. Une limite aux saisies : le secret des correspondances avocat-client
Une limite importante s’impose aux pouvoirs d’enquête des agents de la Commission et des autorités françaises : le secret de correspondances avocat-client8, qui sont en principe insaisissables.
Dans un arrêt du 10 janvier 2023, la Cour de cassation a précisé qu’en France, dans le cadre d’un recours contre le déroulement d’une OVS, celui-ci ne pouvait pas être fondé sur la notion de legal privilege, qui demeure étrangère au droit français.
Cette précision de la Cour de cassation invite à revenir sur les droits des entreprises en cas de tentative de consultation ou saisie de documents couverts par le secret de la correspondance avocats-clients.
Conformément à l’article 56 du code de procédure pénale, lorsque les agents des autorités françaises sont confrontés à une situation où les saisies pourraient contenir des documents couverts par le secret professionnel, ils peuvent enclencher la procédure des « scellés fermés provisoires »10. Les documents susceptibles de contenir ces éléments protégés sont alors mis sous scellés provisoires et il est donné à l’entreprise contrôlée un délai pour identifier les éléments couverts par le secret professionnel afin que ceux-ci soient, dans un deuxième temps, expurgés des éléments saisis pour permettre aux agents des autorités de constituer les scellés définitifs.
Quant aux agents de la Commission, ils peuvent, en situation équivalente, mettre en oeuvre la procédure dite « AKZO »11. Dans ce cadre, les agents de la Commission, à la demande de l’entreprise qui invoquerait la couverture du secret professionnel pour l’un ou l’autre document susceptible d’être saisi, (i) mettent les documents en question sous enveloppe scellée, (ii) invitent l’entreprise à lui communiquer les éléments susceptibles d’argumenter en faveur de la protection par le secret professionnel, (iii) en fonction de l’appréciation par les agents de la Commission de ces arguments, peuvent décider de restituer les documents concernés toujours sous enveloppe scellée ou, s’ils ne sont pas convaincus, prendre une décision par laquelle le scellé sera ouvert et le document litigieux versé au dossier. Cette décision peut faire l’objet d’un recours en annulation devant le juge de Luxembourg qui pourra avoir connaissance du document et décider si celui-ci est ou non couvert par le secret.
Cette procédure semble satisfaisante, en ce qu’elle ménage les prérogatives de la Commission qui peut sauvegarder l’intégrité des documents dans l’hypothèse où ils ne seraient pas couverts par le secret professionnel, mais également les droits de la défense de l’entreprise, car celle-ci n’a pas à dévoiler le contenu des documents qu’elle considère comme confidentiels, jusqu’à ce que le juge communautaire se prononce. Le tribunal confirme néanmoins la possibilité pour la Commission de sanctionner tout abus dilatoire.
Des débats vigoureux ont également cours autour de la portée de la protection des correspondances avocat-client. Cette notion de droits de la défense devrait en effet recevoir une acception large, la Cour de justice de l’Union européenne ayant rappelé que la protection des correspondances avocat-client s’applique non seulement aux documents contentieux, mais également aux consultations juridiques de l’avocat, quel que soit le domaine du droit sur lequel elles portent (F SCS, Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, 26 septembre 2024, C-432/23, EU:C:2024:791). La Cour de cassation donne néanmoins une portée de plus en plus restrictive à cette protection. Par exemple, en rappelant que les correspondances avocat-client sont protégées uniquement lorsqu’elles relèvent de “l’exercice des droits de la défense”, celle-ci a semblé limiter fortement la portée de la protection s’agissant des activités de conseil (Cass. Crim., 24 septembre 2024, n° 23-84.244). Encore, la Cour de cassation a également jugé, à rebours de sa jurisprudence antérieure et de la jurisprudence européenne, que « dès lors que seules les communications entre un avocat et son client qui relèvent de l'exercice des droits de la défense ne peuvent être saisies, des échanges préalables à la saisine d'un avocat sans que celui-ci n'en soit l'émetteur ou le destinataire […] ne peuvent relever de cette catégorie. » (Cass. Crim., 25 juin 2024, n° 23-81.491). Dans le même arrêt, la Cour a également considéré que seuls les salariés dont les messageries professionnelles qui renfermeraient des éléments de nature à porter atteinte à leur vie privée ont été saisies peuvent en réclamer la restitution, et que leurs employeurs n'ont pas qualité pour demander, à leur place, la restitution des éléments en question.
Ces évolutions doivent amener les entreprises et les fédérations à anticiper les opérations de visites et saisies en formant leurs personnels à cette éventualité et en instituant en interne des procédures claires visant à garantir le respect des droits et des obligations des parties en présence.
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