L’horizon du temps long et du capital patient
auteurs
Laurent Drillet Avocat Directeur Associé
Parole d'expert
03 juillet 2025

L’horizon du temps long et du capital patient

Assisterions nous actuellement à l’aune des sujets de durabilité et de gouvernance durable à une meilleure prise en compte du temps long dans la gestion des entreprises ?

A un moment de l’histoire contemporaine où notre relation au temps se trouve profondément bouleversée par un contexte géopolitique très mouvant, un environnement économique mondial instable au quotidien et l’explosion de la technologie à un rythme effréné, une interrogation sur le temps long peut paraitre contre intuitive, voire passéiste.

Pourtant, le législateur qu’il soit français ou européen et la doctrine juridique, essayent par des touches pointillistes, de nous ramener à cette préoccupation du temps long . En voici une courte illustration, au travers de quelques textes et projets, qui, pris isolément n’interpellent pas, mais qui, mis en perspective, font ressortir cette préoccupation sous-jacente, par opposition avec l’horizon de temps court actuel de nombre de décideurs.

La loi Pacte, par l’adjonction à l’article 1833 du code civil d’un second alinéa : « la société est gérée dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » et son pendant aux articles L225-35 et L 225-64 dans la société anonyme, constituent une injonction faite aux dirigeants d’intégrer des considérations de temps longs dans leurs prises de décisions. Notons, au passage, que l’obligation créée semble être d’un degré moindre dans la société anonyme, l’organe d’administration devant simplement « considérer » les dits enjeux. 

L’article L 22-10-46 du code de commerce qui prévoit dans les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé des droits de vote double pour toutes les actions entièrement libérées pour lesquelles il est justifié d'une inscription nominative depuis deux ans au nom du même actionnaire. 

La directive C.S.R.D. poursuit le même objectif, celui de la durabilité. Elle invite les entreprises à s’interroger véritablement et en profondeur sur leur modèle d’affaires et sur la capacité de résilience de celui-ci, dans un contexte de réchauffement climatique et de difficultés grandissantes d’accès aux ressources, qu’elles soient naturelles ou financières. La robustesse et la résilience de l’entreprise deviennent de plus en plus des actifs stratégiques et toutes deux reposent sur une vision de long terme. La transition écologique nécessite d’importants investissements pour les entreprises, dont la profitabilité se mesurera sur du long terme.

Plus récemment, au mois de Mars 2025, une équipe de recherche en économie et en droit a produit un rapport, issu d’un appel à projet et fruit d’un travail collaboratif, intitulé « La transformation écologique du droit économique »[1] Le rapport vise à s’interroger sur les évolutions possible du droit, dans un contexte de profonds bouleversements écologiques. Il propose de réfléchir autrement, en termes d’outils juridiques, en essayant de mieux concilier la mesure du succès économique et la préservation de éco systèmes. L’analyse produite par les auteurs les conduit à considérer qu’on ne peut pas « faire du neuf avec du vieux » et que « le changement de logique qu’induit l’émergence d’une entreprise durable est si radical qu’il est tout simplement impossible de le dissoudre dans les règles et interprétations existantes » invitant, de facto, à prévenir l’entreprise contre le court termisme. Le rapport conclue à une forme d’imperfection du droit positif actuel pour aborder la durabilité. Il recommande de le revoir, en profondeur, pour faire émerger un vrai modèle de gouvernance durable des entreprises, en conciliant mieux les objectifs financiers et extra financiers, « la rentabilité avec des finalités substantielles ».

Le rapport contient 79 propositions concrètes, dont certains décapantes, qui conduiraient si elles étaient reprises par le législateur, à modifier divers codes actuellement en vigueur dans notre droit national, sous le prisme d’une meilleure prise en compte, par la loi, des enjeux écologiques et de temporalité:

Parmi ces propositions, quelques-unes, mentionnées, ci-après, sont un appel implicite, voire explicite pour certaines, au retour d’une logique de long terme dans la direction et la gestion des entreprises, mais également dans son actionnariat et dans sa traduction comptable :

4. Modifier la définition légale de la société à l’article 1832 du Code civil, afin de prévoir légalement sa possible finalité substantielle, à côté de sa vocation lucrative traditionnelle

6. Améliorer la cohérence des normes sur la gouvernance d’entreprise durable, en veillant à prendre dûment en compte les dispositions pertinentes du droit des sociétés et des autres branches du droit, y compris celles du droit de l’environnement.

14. Instituer dans le droit des sociétés un statut de l’actionnaire de long terme, assorti d’obligations (telle que l’obligation de privilégier une rentabilité de long terme) et de droits renforcés (tel que le droit de soumettre des résolutions en lien avec son projet actionnarial).

27. Assortir l’obligation faite aux organes d’administration d’élaborer et mettre en œuvre des stratégies relatives aux enjeux de durabilité de principes et méthodes garantissant un processus délibératif rigoureux. En particulier, un guide devrait être élaboré pour répondre aux conflits possibles entre enjeux financiers et extra-financiers, sociaux et environnementaux, voire entre différents enjeux environnementaux.

38. Préciser plus avant le contenu des obligations substantielles relevant de la gouvernance d’entreprise durable, notamment celles qui peuvent découler de l’article 1833, al.2 du Code civil, en les graduant en fonction de la taille de l’entreprise et/ou consolider les procédures de la gouvernance d’entreprise durable en sorte que ces obligations soient interprétées d’une manière suffisamment ambitieuse au plan de la transition écologique.

40. Considérer l’opportunité de mettre en place un régime autonome de responsabilité des dirigeants au titre des obligations de durabilité, dérogatoire aux conditions habituelles du droit des sociétés (en particulier, qui ne nécessiterait pas la preuve d’une faute détachable ou d’un préjudice personnel distinct de celui de la personne morale). 

45. Considérer l’opportunité de rendre automatique le bénéfice du dividende majoré pour les actionnaires de long terme, et la création d’un tel dividende majoré à la faveur de critères de durabilité.

47. Revoir le référentiel comptable afin que la définition de la rentabilité financière vise la protection de toutes les formes de capitaux mobilisés dans le cadre de l’activité des entreprises, y compris le capital environnemental. 

48. Assurer le respect de l’obligation de comptabiliser le coût du maintien du capital environnemental avant de pouvoir constater la réalisation d’un profit par l’application des sanctions encourues en cas de distribution de dividendes fictifs. 

49. Transformer la comptabilité financière des entreprises en imposant la valorisation du coût de réhabilitation ou de remplacement des écosystèmes endommagés, en veillant à l’efficacité et à l’acceptabilité de la réforme, y compris par des mesures d’accompagnement financier et une entrée en vigueur échelonnée dans le temps…. 

Il ne s’agit à ce stade que d’un rapport, mais nous avons vu, par le passé, que nombre de rapports de ce type avaient pu inspirer le législateur, bien que le contexte s’y prête un peu moins actuellement, depuis le projet de directive Omnibus.

Il apparait, au travers des textes déjà adoptés et de ce que préconise ce rapport dans les évolutions futures de notre droit, que la logique de long terme est de retour. 

Celle-ci est bien connue de nos PME et ETI familiales, qui empreintes de bon sens, pensent en temps long et pensent le temps long. Le temps long constitue l’un des éléments majeurs de leur ADN, elles, qui, souvent, à la différence de plus grandes entreprises dont la gouvernance est attendue sur des performances à court terme, ont pour elles « le temps ». A ce temps, est associé un meilleur alignement de l’intérêt de l’actionnariat familial de long terme et de l’intérêt social, dépassant la seule logique du rendement financier, sans toutefois l’exclure, au profit d’une durabilité pensée sur le temps long. Elles ont également une politique de renforcement permanent des capitaux propres, en perspective de caps parfois plus difficiles à passer, sur le chemin du temps long. Leur capital est un capital patient.

La résilience du modèle de nombre de belles ETI françaises doit assurément nous conduire à nous interroger plus profondément sur les vertus du temps long en entreprise. Ne s’agit-il pas en fait d’une injonction à ralentir, dans un monde toujours plus rapide ?


[1] « La transformation écologique du droit économique » sous la coordination du professeur Aude Solveig Epstein. Rapport n° 21 19 Mars 2025. Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice.