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Retour sur une année d’application de la jurisprudence « CMEG »

09 février 2023

Marchés publics de travaux : retards dans l’exécution des travaux et responsabilité horizontale des intervenants au chantier (retour sur une année d’application de la jurisprudence « CMEG »)

La complexité des projets de construction allant en s’accroissant, l’un des écueils les plus usuellement rencontrés lors des opérations de travaux publics consiste dans les retards pris par les chantiers. Qu’ils surviennent en raison de problèmes d’interfaçage entre entreprises ou encore d’une mauvaise définition du besoin par le Maître d’Ouvrage, de tels litiges surviennent de manière assez récurrente, soit à l’occasion de l’établissement des décomptes (pour la prise en charge des surcoûts occasionnés par les retards notamment), soit lorsque le Maître d’Ouvrage entend appliquer des pénalités de retard aux entreprises.

Quelle que soit l’hypothèse retenue, c’est bien souvent l’entreprise qui assume les conséquences financières des retards de chantier, et ce, bien qu’elle n’ait potentiellement aucune responsabilité dans leur survenue.

Dans un tel contexte, à la fin de l’année 2021, le Conseil d’Etat parachevait le mouvement initié par la jurisprudence « Région Haute Normandie » (CE 5 juin 2013, n° 352917) en dotant les entreprises qui s’estiment victimes des conséquences des retards de chantier d’une voie de droit qui, si elle n’était pas nouvelle, se voyait conférer une nouvelle portée : il s’agit de la possibilité pour le titulaire d’un marché de travaux de rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec laquelle il n’est pourtant lié par aucun contrat.

Cette voie de droit n’était, en effet, pas nouvelle, le juge ayant d’ores et déjà pourvu les entreprises d’un arsenal juridique à l’égard des autres intervenants à l’acte de construire. L’entreprise qui s’estime victime des conséquences dommageables d’un retard de chantier peut ainsi :

- rechercher la responsabilité contractuelle du maître d’ouvrage, mas uniquement en raison d’une faute qu’il aurait commise (CE, 5 juin 2013, Région Haute Normandie, n° 352917) ;

- rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres intervenants à l’opération de construction avec lesquels il n’est lié par aucun contrat de droit privé (CE, 5 juillet 2017, Eurovia Champagne-Ardenne, n° 396430). Ce contentieux est alors initié devant le juge administratif en raison du caractère attractif de la notion de travaux publics (TC, 28 mars 2011, Commune de la Clusaz, n° C3773) ;

- rechercher devant le juge judiciaire la responsabilité contractuelle des autres intervenants avec lesquels il est lié par un contrat de droit privé (TC, 21 juin 2010, Société BEC Frères, n° C3757).

La principale nouveauté de l’arrêt « CMEG » réside dans les moyens qui peuvent désormais être soulevés par les entreprises à l’égard des tiers :

« Dans le cadre d'un litige né de l'exécution de travaux publics, le titulaire du marché peut rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec lesquels il n'est lié par aucun contrat, notamment s'ils ont commis des fautes qui ont contribué à l'inexécution de ses obligations contractuelles à l'égard du maître d'ouvrage, sans devoir se limiter à cet égard à la violation des règles de l'art ou à la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires. Il peut en particulier rechercher leur responsabilité du fait d'un manquement aux stipulations des contrats qu'ils ont conclus avec le maître d'ouvrage. » (CE, 11 octobre 2021, Société CMEG, n° 438872)

Cette nouvelle position du juge n’était pas sans laisser quelques questions en suspens, qui ont trouvé progressivement leurs réponses au cours de l’année 2022 au fur et à mesure des retours d’expérience de la pratique.

La première difficulté résidait dans le fait que l’action en responsabilité intentée sur le fondement de la jurisprudence CMEG reviendrait nécessairement à s’immiscer dans un contentieux en cours – contractuel celui-ci – entre le maître de l’ouvrage et l’entreprise fautive.

En effet, dans le cas où l’entreprise victime souhaite démontrer une quelconque violation d’un contrat dont elle n’a pas eu connaissance, la première étape d’un tel contentieux consiste, bien souvent, à demander au maître de l’ouvrage la communication tant des contrats en cause que des actes démontrant une faute de l’entreprise responsable. Or, l’article L. 311-5, paragraphe 2° alinéa f du Code des Relations entre le Public et l’Administration prohibe la communication de documents qui porteraient atteinte au déroulement d’une procédure juridictionnelle.

Dès lors, il aurait été envisageable que le contentieux en cours entre le Maître d’Ouvrage et l’entreprise responsable fasse purement et simplement obstacle à la communication de ces actes à l’entreprise victime.

Cette question a été tranchée par le Conseil d’Etat, qui a écarté l’application de cet article dans un cas de ce type, en estimant que :

« eu égard à l'exigence de transparence imposée aux personnes mentionnées par l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, que la seule circonstance que la communication d'un document administratif soit de nature à affecter les intérêts d'une partie à une procédure juridictionnelle, ou qu'un document ait été transmis à une juridiction dans le cadre d'une instance engagée devant elle, ne fait pas obstacle à la communication par les personnes précitées de ces documents ou des documents qui leur sont préparatoires » (CE 25 mai 2022, Société Spie Batignolles Ile de France, n°450003)

Cette position du juge est à double tranchant pour les administrations, leur obligation de « transparence » évoquée ici pouvant les amener à révéler à l’entreprise victime les fautes qu’elles auraient effectivement commises dans la direction du chantier.

C’est le deuxième enseignement de cette année de pratique sur la jurisprudence CMEG : ce n’est pas parce qu’une action en responsabilité quasi-délictuelle est ouverte à l’égard des tiers au marché public que le Maître de l’Ouvrage se voit totalement dégagé de sa responsabilité à l’égard de la victime.

La deuxième question qui pouvait légitimement se poser était celle de l’articulation du recours intenté sur le fondement de la jurisprudence CMEG avec le mécanisme de l’appel en garanties, ou l’intervention forcée du tiers auquel le défendeur tente d’imputer une part de sa propre responsabilité. En matière de travaux, le juge a ainsi admis que le Maître d'Ouvrage puisse appeler en garantie le Maître d'Ouvrage délégué et le Maître d'Œuvre, bien qu’il soit lié à ces derniers par des contrats distincts de celui passé avec l'entreprise, dès lors que le lien entre les actions est constitué par un préjudice unique (CE, 17 mars 2010, Cne de Saint-Rémy-sur-Durolle, n° 319563)).

A cet égard, une importante réponse ministérielle est venue confirmer, en synthétisant les jurisprudences précitées, que la position du juge tirée de l’arrêt CMEG n’avait pas pour effet de dégager purement et simplement les maîtres d’ouvrages de toute responsabilité à l’égard des entreprises victimes, et que celles-ci disposaient d’une véritable voie de droit au principal contre le tiers responsable :

« Il demeure que toute faute commise par le maître d'ouvrage, notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics, peut ouvrir droit à indemnisation (CE, 12 novembre 2015, Société Tonin, req. n° 384716). En dehors de ces hypothèses, le titulaire d'un marché public peut, dans le cadre de tout litige né de l'exécution de travaux publics, rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres intervenants sur le chantier avec lesquels il n'est lié par aucun contrat (CE, 5 juillet 2017, Société Eurovia Champagne-Ardennes, req. n° 396430). Ainsi, afin de ne pas multiplier les instances, le juge administratif permet au titulaire, à l'occasion d'un litige contractuel avec le maître d'ouvrage, de rechercher la responsabilité des autres participants à la même opération, notamment en se prévalant d'un manquement aux stipulations des contrats conclus par ces autres participants avec le maître d'ouvrage (CE, 11 octobre 2021, Société coopérative métropolitaine d'entreprise générale, req. n° 438872). » (Question écrite n° 44937, 15ème législature, JO du 17 mai 2022, p.3204).

L’effet attractif de la notion de travaux public, évoqué plus haut, permet ainsi d’envisager que la responsabilité du tiers soit recherchée directement par l’entreprise victime à l’occasion d’un litige contractuel avec le maître de l’ouvrage. En d’autres termes, la jurisprudence CMEG doit être lue comme permettant à l’entreprise victime d’engager la responsabilité du maître de l’ouvrage et de l’entreprise fautive de manière conjointe ou solidaire lors de la même instance, sans qu’il soit nécessaire pour le Maître d’Ouvrage d’appeler en garantie l’entreprise responsable.

S’il est encore trop tôt pour disposer des premières décisions faisant une application de l’arrêt CMEG, il sera particulièrement intéressant de s’intéresser aux premières solutions qui seront dégagées par le juge en cas de contentieux croisés opposant plusieurs entreprises entre-elles, d’une part, et les mêmes intervenants au Maître d’Ouvrage, de l'autre.

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