Dommages et intérêts pour infractions aux règles de concurrence : précisions sur le principe d’effectivité
auteurs
Alexandre Marescaux Avocat
Parole d'expert
28 avril 2025

Dommages et intérêts pour infractions aux règles de concurrence : précisions sur le principe d’effectivité

Frédéric Puel, Avocat associé, Fidal
Alexandre Marescaux, Avocat, Fidal

Dans un arrêt préjudiciel du 18 avril 2024, la Cour de justice considère qu’un régime national de prescription des actions en dommages et intérêts pour infraction au droit de la concurrence, dans sa version antérieure à la transposition de la directive 2014/104, ne peut pas prévoir le départ du délai de prescription avant que le comportement infractionnel ait pris fin et que la personne lésée ait pris connaissance du fait que le comportement concerné constitue une infraction. Il existe une présomption simple de concomitance de la prise de connaissance de l’infraction avec la publication de la décision sanctionnant l’infraction au Journal officiel de l’UE, indépendamment du caractère définitif ou non de la décision.

La présente affaire a pour origine l’action introduite en 2020 par Heureka Group, société tchèque active sur le marché des services de comparaison des prix de vente, contre Google en réparation du préjudice qu’elle aurait subi du fait des pratiques d’autopréférence (self-preferencing) de Google vis-à-vis de son propre logiciel de comparaison de prix dans l’affichage des résultats sur son moteur de recherche. Ces comportements avaient été sanctionnés par la Commission européenne dans une décision AT.39740 « Google Shopping » en date du 27 juin 2017. 

Invoquant le droit tchèque, Google avait alors opposé à Heureka la prescription de son action. En effet, avant la transposition de la Directive 2014/104 du 26 novembre 2014 (ci-après, la « Directive Dommages »), le droit tchèque prévoyait un délai de prescription de trois ans commençant à courir à compter de la date à laquelle la victime a pris connaissance ou pouvait prendre connaissance de l’identité de l’auteur de l’infraction et du dommage subi, indépendamment de la date de cessation de l’infraction et de l’existence d’une enquête en cours. Or Google soutenait que, compte tenu notamment de la nature des pratiques, Heureka avait eu connaissance du comportement anticoncurrentiel litigieux dès 2013.

Dans ce contexte, la cour municipale de Prague a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. 

S’agissant de l’application dans le temps des dispositions de la Directive Dommages relatives à la prescription (article 10), la Cour de justice rappelle qu’il convient de vérifier, par application des règles nationales de prescription, si la situation en cause au principal était prescrite avant l’expiration du délai de transposition de cette directive, à savoir le 27 décembre 2016. En effet, avant l’entrée en vigueur de la Directive Dommages, il appartenait à chaque État membre de régir les modalités d’exercice des actions en private enforcement, pour autant que les principes d’équivalence et d’effectivité du droit de l’Union soient respectés, ce dernier principe exigeant que les règles applicables à ce type d’actions ne rendent pas celles-ci impossibles ou excessivement difficiles (pt. 49-51).

S’agissant de la conformité du régime tchèque de prescription au principe d’effectivité, la Cour reprend la solution déjà dégagée dans les arrêts Cogeco (arrêt du 28 mars 2019, aff. C-637/17) et Volvo (arrêt du 22 juin 2022, aff. C‑267/20) : un tel régime n’est pas conforme au principe d’effectivité et n’est pas compatible avec l’article 102 TFUE lorsque le délai de prescription (i) commence à courir avant que le comportement infractionnel ait pris fin et que la personne lésée ait pris connaissance du fait que le comportement concerné constitue une infraction, et (ii) ne peut être ni suspendu ni interrompu au cours de l’enquête de la Commission (pt. 55 et 79-81). Il est par conséquent requis de faire abstraction de ces éléments du régime national de prescription afin de déterminer si le délai de prescription fixé par le droit national était écoulé à la date d’expiration du délai de transposition de la Directive Dommages, (pt. 82). 

Reprenant la solution dégagée dans l’arrêt Volvo, la Cour rappelle alors qu’il existe une présomption simple de concomitance de la prise de connaissance de l’infraction avec la publication de la décision sanctionnant l’infraction au Journal officiel de l’UE (pt. 67). Il appartient donc au défendeur d’établir que le demandeur a pris ou aurait dû prendre connaissance des éléments indispensables à l’exercice de son action avant cette date (pt. 71). 

La présente affaire présentait toutefois une particularité en ce que la décision publiée au JOUE avait fait l’objet d’un recours devant le Tribunal puis devant la Cour. Dans ces conditions, est-il possible de reporter le point de départ du délai de prescription à la décision rendue par le Tribunal, voire par la Cour ? La Cour répond que le caractère non-définitif d’une telle décision n’a pas d’incidence sur cette présomption, dès lors que la décision a un effet contraignant tant qu’elle n’a pas été annulée. Il peut donc raisonnablement être considéré que la personne lésée disposait, dès la publication au JOUE, des informations nécessaires à l’exercice de son recours (pt. 78). 

CJUE, 18 avril 2024, aff. C-605/21, Heureka Group c/ Google LLC