
Que dit l'avis du
Conseil d'Etat du 11 avril 2024 ?
L'avis du Conseil d'Etat du 11 avril 2024, n°489440, Région Nouvelle-Aquitaine
Le droit de la commande publique trouve à s’appliquer à toute personne qualifiée par la loi d’ « acheteur public », catégorie juridique composée des « pouvoirs adjudicateurs » et des « entités adjudicatrices » (article L. 1210-1 et suivants du Code de la Commande Publique).
L’une des principales difficultés rencontrées par les structures de droit privé qui entretiennent des liens très étroits avec les administrations publiques réside dans le fait que le Code de la Commande Publique adopte une définition particulièrement extensive de la notion de pouvoir adjudicateur. Cette qualification concerne de nombreuses personnes morales de droit privé dès lors qu’elles sont placées sous un contrôle étroit de l’administration. Cette situation est complexifiée par le fait qu’il revient à chaque personne morale de déterminer si elle est – ou non – concernée par cette qualification afin de mettre en place les procédures d’achat public issues du Code. Il s’agit d’un mécanisme d’auto-qualification face auquel les acteurs du secteur privé sont assez démunis.
L’article L. 1211-1 du Code de la Commande Publique qualifie ainsi d’acheteurs publics :
« […] Les personnes morales de droit privé qui ont été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d'intérêt général ayant un caractère autre qu'industriel ou commercial, dont :
a) Soit l'activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ;
b) Soit la gestion est soumise à un contrôle par un pouvoir adjudicateur ;
c) Soit l'organe d'administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par un pouvoir adjudicateur ; […] »
Un contrôle remettant
en cause l'autonomie
de gestion de la structure
de droit privé
Le 11 avril 2024, un avis du Conseil d’État avait apporté une clarification bienvenue au second critère de qualification posé par cet article, celui du contrôle de la gestion de la structure par un pouvoir adjudicateur.
L’Association Départementale pour adultes et jeunes handicapés de la Vienne (APAJH 86) a sollicité auprès du Conseil Régional de Nouvelle-Aquitaine, l’octroi de subventions européennes dans le cadre du Fonds européen de développement régional/Fonds social européen (FEDER/FSE) Poitou-Charentes pour la période 2014/2020 pour quatre dossiers relatifs à l’installation de chaufferies bois et réseaux de chaleur. Selon la Région, l'encadrement législatif et réglementaire de l'activité des institutions sociales et médico-sociales privées mentionnées à l'article L. 311-1 du Code de l'Action Sociale et des Familles, gestionnaires d'une manière permanente des établissements et services sociaux et médico-sociaux mentionnés notamment au 2° et au 7° de l'article L. 312-1 du même code était de nature à caractériser un contrôle de l’administration sur la gestion de ces organismes, de sorte qu’une qualification en pouvoir adjudicateur était acquise. L’octroi de telles subventions à une entité qualifiée de pouvoir adjudicateur étant déterminé par le respect de ces organismes au droit de la commande publique, la Région a demandé à l’association de justifier du respect de ses obligations procédurales. Face au refus de l’association, qui contestait être qualifiable de pouvoir adjudicateur de droit privé au sens des dispositions précitées de l’article L. 1211-1 du Code de la Commande Publique, la Région a rejeté la demande de subventionnement. L’association a porté le dossier devant le juge administratif, ce qui a permis au Conseil d’État de clarifier ce point de droit dans un avis du 11 avril 2024.
Pour répondre à la question, le Conseil d’État s’approprie un principe énoncé par le juge européen, qu’il cite dans son avis : « la gestion d’une personne morale de droit privé est regardée comme soumise à un contrôle par un pouvoir adjudicateur lorsqu’une autorité publique exerce un contrôle actif de sa gestion qui, dans les faits, remet en cause son autonomie, au point de permettre à cette autorité d’influencer ses décisions en matière d’attribution de marchés », ce contrôle devant « être de nature à créer une situation de dépendance à l’égard de l’autorité publique (…). En revanche, en principe, un contrôle, a posteriori, de la régularité de l’activité de la personne morale de droit privé par l’autorité publique de tutelle ne s’apparente pas à un contrôle de sa gestion » (Cour de justice de l’Union européenne du 3 février 2021, Federazione Italiana Giuoco Calcio, n° C 155/19 et C-156/19).
Dans le cas d’un ESSMS de droit privé, la question pouvait légitimement se poser, dès lors que le Code de l’Action Sociale et des Familles prévoit différents contrôles budgétaires et de conformité par l’autorité compétente en matière de tarification, ainsi que la possibilité de nommer un administrateur provisoire (voir en ce sens les articles L. 313-14 et L. 313-14-1 du CASF).
Jusqu’à présent, les différentes illustrations jurisprudentielles pouvaient laisser craindre l’assujettissement de ces organismes au droit de la commande publique, comme cela avait été jugé pour les SAHLM, qui avaient été précisément été qualifiées d’acheteur public par le juge européen au regard des modalités de contrôle de gestion de ces organismes issus du Code de la Construction et de l’Habitation (CJCE 1er février 2001, Commission c/France, C-237/99).
S’agissant des ESSMS, le Conseil d’État écarte toutefois cette qualification, en soulignant que « les personnes morales de droit privé gestionnaires des établissements et services sociaux et médico-sociaux énumérés à l'article L. 312-1 du code de l'action sociale et des familles, y compris les organismes à but lucratif, ne sont soumises qu'à un contrôle de régularité, y compris lorsqu'est en cause, s'agissant des établissements à but non lucratif, des dysfonctionnements dans leur gestion financière. Si certains de ces contrôles, en matière de garantie d'emprunt et de programmes d'investissements, sont exercés a priori, ils sont destinés à garantir le respect de la réglementation tarifaire et n'ont, pas davantage que les autres contrôles, pour objet ou pour effet de remettre en cause l'autonomie de gestion de ces personnes privées. Les établissements et services sociaux et médico-sociaux ne sont ainsi pas soumis, du fait de ces dispositions, à un contrôle actif de leur gestion permettant aux autorités publiques d'influencer leurs décisions en matière d'attribution de marchés ».
Quelle différence entre un ESSMS et une SAHLM ?
Pour Marc Pichon de Vendeuil, le Rapporteur Public sur cette affaire, la frontière réside « entre contrôle de la régularité et contrôle de l’opportunité ». En d’autres termes, dans le cas d’un ESSMS, le contrôle exercé par l’administration n’est qu’un contrôle de la régularité, c’est-à-dire un contrôle réglementaire et comptable de l’organisme, alors que dans le cas d’une SAHLM, le contrôle exercé par l’administration est un contrôle de l’opportunité qui équivaut à l’exercice d’une influence déterminante sur les décisions de l’organisme.


Derrière la solution dégagée par cette jurisprudence, il y a la problématique de l’auto qualification des acheteurs publics revêtant des formes juridiques de droit privé, qui ignorent bien souvent leurs obligations en la matière et découvrent de façon incidente qu’ils sont soumis aux dispositions du Code de la Commande Publique. La plupart du temps, à l’occasion d’un contrôle par une autorité de régulation.
Cette problématique a été illustrée, il y a quelques mois, à l’occasion du contrôle par l’Inspection Générale des Affaires Sociales (l’IGAS) du fonds de dotation du centre hospitalier universitaire de Nice.
Selon ce rapport :
« le fonds de dotation est bien une personne morale de droit privé créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général et n’ayant pas un caractère industriel ou commercial et concernant les trois critères alternatifs, le fonds de dotation Aveni remplit le deuxième et le troisième critère, le CA du fonds étant composé de cinq membres tous désignés par le CHU de Nice, pouvoir adjudicateur. En tant que pouvoir adjudicateur, le fonds Aveni est donc soumis aux dispositions du code de la commande publique (cf. L. 1210-1 du code précité). Le fonds n’avait pas conscience, avant les échanges dans le cadre du présent contrôle, de relever de ces dispositions et le seul document formalisant une procédure d’achat est une délibération du CA du fonds » (IGAS, n° 2023-124R, Contrôle de Aveni – fonds de dotation du centre hospitalier universitaire de Nice, page 78 du rapport)
Ledit fonds de dotation se voit donc appliquer le régime juridique propre aux acheteurs publics, ce qui n’est pas sans soulever un certain nombre de problématiques tenant, notamment, au régime des contrats passés alors que la structure ignorait ses obligations en la matière.
Une telle situation devrait pousser les personnes morales gravitant dans la sphère publique à s’interroger d’avantage sur leur statut au regard de ces règles.
Il convient d’être très prudent sur l’application d’un tel avis. Les critères posés par l’article L. 1211-1 du Code de la Commande Publique étant alternatifs, l’avis du Conseil d’État ne concerne que le critère relatif au contrôle de gestion, sans se pencher sur les autres liens de dépendances vis-à-vis des autorités administratives, telles que la dépendance financière ou la représentation des administrations dans les organes de gouvernance.

