Arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation du 19 septembre 2024 n°22-18.687
EXTRAIT :
« 16. La distribution, sous forme de dividendes, du produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière affecte la substance des parts sociales grevées d'usufruit en ce qu'elle compromet la poursuite de l'objet social et l'accomplissement du but poursuivi par les associés.
17. Il en résulte que, dans le cas où l'assemblée générale décide une telle distribution, le dividende revient, sauf convention contraire entre le nu-propriétaire et l'usufruitier, au premier, le droit de jouissance du second s'exerçant alors sous la forme d'un quasi-usufruit sur la somme ainsi distribuée.
18. Il s'en déduit que la décision, à laquelle a pris part l'usufruitier, de distribuer les dividendes prélevés sur le produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière, sur lesquels il jouit d'un quasi-usufruit, ne peut être constitutive d'un abus d'usufruit ».
Faits. – Voici l’histoire banale d’une société civile immobilière familiale dont les membres se disputent. Pour en comprendre toutes les subtilités et éviter toute dérive d’interprétation, il faut se référer aux faits tels qu’ils ressortent de l’arrêt d’appel (CA Versailles, 13ème ch., 10 mai 2022, RG n°21/03119). La société, qui était soumise à l’impôt sur les sociétés (IS) et donc était astreinte à la tenue d’une comptabilité commerciale, avait pour objet social, défini par l’article 4 de ses statuts : « l’acquisition et la gestion de biens meubles et immeubles notamment la gestion de portefeuille de valeurs mobilières directement ou indirectement par le biais de contrat de capitalisation pour son propre compte, et l’acquisition et la gestion de biens immobiliers à Cergy-Pontoise (Val d’Oise). Ainsi que généralement toutes opérations pouvant se rattacher directement ou indirectement à cet objet, pourvu qu’elles ne portent pas atteinte au caractère civil de la société ». Si nous précisons le contenu de l’objet social, c’est que la Cour de cassation en a fait l’épicentre de sa décision. Le litige est né d’une délibération de l’assemblée générale extraordinaire du 18 octobre 2017, en application de laquelle la SCI Cergy III céda dès le lendemain l’ensemble immobilier constituant son « unique actif », à savoir le centre commercial Cergy III. Le prix de vente total fut de 79 millions d’euros (75 millions plus un complément de prix de 4 millions). Ce prix fut en partie mobilisé pour acquitter l’impôt sur les sociétés et apurer le passif bancaire de la société. L’assemblée générale du 30 avril 2018 décida de distribuer le bénéfice en résultant, né du prix de vente, à hauteur de 41 millions d’euros, et de placer en report à nouveau le solde de 4.363.244 euros. Il fut également décidé, lors de la même assemblée, d’employer le complément de prix de 4.000.000 d’euros restant à percevoir à l’acquisition de biens meubles ou immeubles conformément à l’objet social de la société.
Procédure. - Le litige s’est cristallisé autour de la distribution des 41 millions de bénéfice exceptionnel issus du prix de vente. Certaines parts de la SCI étant grevées d’usufruit, la fraction des dividendes afférentes à ces parts sociales avait été distribuée aux usufruitiers. Un associé nu-propriétaire le contestait, et entendait asseoir ses droits de deux manières : par la dissolution judiciaire de la société, afin d’établir directement sa nue-propriété sur l’actif net issu de la liquidation de la société ; par la déchéance judiciaire de l’usufruit pour cause d’abus de jouissance de son usufruitier (C. civ., art. 618) et le remboursement subséquent par lui à la SCI de 8.997.450 euros. Les deux demandes échouent mais le rejet de la seconde permet à la Cour de cassation de consacrer incidemment le droit du nu-propriétaire sur les sommes attribuées à son usufruitier.
Rejet de l’action en dissolution judiciaire. - L’action en dissolution judiciaire se fondait sur le fait que la vente portait sur l’unique actif de la société et que le produit de la vente n’avait pas été réaffecté à la réalisation de l’objet social. Curieusement, cette demande n’avait pas été fondée sur l’extinction de l’objet social (C. civ., art. 1844-7 : « La société prend fin : […] 2° Par […] l’extinction de son objet »), mais sur celui, bien plus fragile, de l’article 14 des statuts, adossé au principe légal de la force obligatoire des conventions (C. civ., art. 1134, en sa rédaction antérieure au 1er octobre 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016). L’article 14 en question listait, parmi les décisions dites « extraordinaires », soumises comme telles par les statuts à des règles de quorum (« la totalité des parts sociales émises par la société ») et de majorité (« deux-tiers des voix présentes ou représentées ») renforcées, « la vente d’immeubles dépendant de l’actif social à condition que les décisions de cette nature ne soient prises qu’à titre exceptionnel devant aboutir à la liquidation de la société ». La phrase, très maladroitement rédigée, était invoquée comme postulant la liquidation et ainsi la dissolution de la société. Ce fondement échoue à satisfaire le demandeur, car l’article des statuts sollicité était très ambigu et il ressortait nettement du contexte que les associés n’avaient jamais voulu dissoudre la société. La cour d’appel de Versailles est ainsi approuvée par la Cour de cassation (rejet du pourvoi), d’avoir rejeté la demande en dissolution : « 10. Procédant à une interprétation des dispositions de l'article 14 des statuts de la SCI, que leur ambiguïté rendait nécessaire, la cour d'appel a souverainement retenu qu'il ne résultait pas de cette clause, dont l'objet était de prévoir les règles de majorité des décisions collectives, que la décision exceptionnelle de vendre l'actif de la SCI avait entraîné sa dissolution automatique. 11. En outre, elle n'a pas constaté que, lors de l'assemblée générale extraordinaire du 18 octobre 2017, les associés auraient approuvé la dissolution de la SCI, mais a, au contraire, retenu qu'ils n'avaient jamais envisagé la dissolution et la liquidation de la SCI en conséquence de la vente de l'immeuble et que le rejet de la résolution relative à la réaffectation du produit de la vente n'emportait pas par elle-même dissolution de la SCI, le principe de la continuité ayant d'ailleurs été admis par l'ensemble des associés dans un premier temps ».
Rejet de l’action en déchéance d’usufruit. - L’action en déchéance de l’usufruit est également rejetée au terme d’un raisonnement complexe. Pour rappel, l’article 618 du Code civil, texte fondant l’action en déchéance de l’usufruit, dispose en son premier alinéa que « l’usufruit peut aussi cesser par l’abus que l’usufruitier fait de sa jouissance soit en commettant des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d’entretien ». Pour prononcer la déchéance de l’usufruit pour abus de jouissance, il fallait donc établir que l’usufruitier aurait dégradé les parts sociales, c’est-à-dire porté atteinte à leur substance au sens de l’article 578 du Code civil, ici visé par la Cour de cassation. C’est ce que fait la Cour de cassation (« la distribution […] affecte la substance des parts sociales »), en réussissant le tour de force de s’abstraire de la personne morale par assimilation des parts sociales, et donc de l’atteinte qui leur serait portée, à l’« objet social » ainsi qu’au « but poursuivi par les associés ». La Cour aurait dû subséquemment conclure à l’existence d’un abus de jouissance mais, sans doute consciente des redoutables conséquences qui en résulteraient (quel usufruitier oserait alors voter la distribution de bénéfices exceptionnels), la Cour affirme l’inverse solution, déniant l’existence d’un abus de jouissance. Pour justifier ce changement de pied, la Cour de cassation aurait pu se fonder sur le fait que la décision litigieuse est celle de la société et non de l’usufruitier. Ce type de raisonnement est d’ailleurs celui suivi par la Chambre commerciale de la Cour de cassation pour rejeter l’existence d’une donation indirecte faite par l’usufruitier au nu-propriétaire du chef d’une mise en réserves de bénéfices. Cela eût cependant abouti à ériger en obstacle la personnalité morale de la société, non sans incohérence avec son raisonnement précédent , entièrement orienté vers la levée de son voile. C’est pourquoi, assez habilement, la Cour constate que la distribution litigieuse, bien qu’imputable à l’usufruitier et portant atteinte à la substance des parts, ne constitue pas un abus de jouissance, et ce parce qu’elle préserve les droits du nu-propriétaire qui se reportent sur le produit de la distribution (en l’espèce, une somme d’argent, d’où un « quasi-usufruit »), sauf convention contraire entre ce dernier et son usufruitier.
Voici les motifs de l’arrêt rendu :
« 14. Il résulte de la combinaison des articles 578 et 582 du code civil que si l'usufruitier a droit aux fruits générés par la chose objet de l'usufruit, il a l'obligation de conserver la substance de cette chose.
15. Par ailleurs, aux termes de l'article 1832 du code civil, la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter.
16. La distribution, sous forme de dividendes, du produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière affecte la substance des parts sociales grevées d'usufruit en ce qu'elle compromet la poursuite de l'objet social et l'accomplissement du but poursuivi par les associés.
17. Il en résulte que, dans le cas où l'assemblée générale décide une telle distribution, le dividende revient, sauf convention contraire entre le nu-propriétaire et l'usufruitier, au premier, le droit de jouissance du second s'exerçant alors sous la forme d'un quasi-usufruit sur la somme ainsi distribuée.
18. Il s'en déduit que la décision, à laquelle a pris part l'usufruitier, de distribuer les dividendes prélevés sur le produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière, sur lesquels il jouit d'un quasi-usufruit, ne peut être constitutive d'un abus d'usufruit.
19. Par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, dans les conditions prévues par les articles 620, alinéa 1er, et 1015 du code de procédure civile, l'arrêt se trouve légalement justifié ».
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La motivation est riche d’enseignements quant aux droits respectifs de l’usufruitier et du nu-propriétaire en cas de distribution de dividendes prélevés sur des bénéfices exceptionnels. La décision sera sur ce point d’autant plus scrutée qu’elle est la première du genre, et qu’elle a été rendue par la Troisième Chambre civile par voie de substitution de motif (CPC, art. 620, al. 1er et 1015) et après avis de la Chambre commerciale de la Cour de cassation (CPC, art 1015).
La demande d’avis avait été formulée dans les termes suivants : « En l'absence de convention particulière, les bénéfices ayant pour origine des résultats exceptionnels, tels ceux issus de la vente d'un actif social, peuvent-ils faire l'objet d'une distribution de dividendes à l'usufruitier de droits sociaux ou doivent-ils revenir au nu-propriétaire ou donner lieu à un quasi-usufruit en ce qu'elle altérerait la substance même des droits sociaux ? » (Cass. 3ème civ., 9 nov. 2023, n°22-18.687, 22-1218.733, Inédit). |
La question paraissait bien posée en ce qu’elle se référait à la distribution de bénéfices ayant pour origine des « résultats exceptionnels » et non à la « distribution […] du produit de la vente » évoquée fort maladroitement par l’arrêt du 19 septembre. La réponse, c’est-à-dire l’avis de la Chambre commerciale, n’a pas été publiée. L’affaire n’ayant pas été renvoyée à une Chambre mixte, cela signifie cependant que la Troisième Chambre civile s’est rangée à l’avis de la Chambre commerciale.
1° Règle de soumission à (quasi-)usufruit du produit de distribution
1.1 Affirmation de la règle
Formulation de la règle. – Le cœur de l’arrêt tient en l’affirmation selon laquelle « 17. […] dans le cas où l'assemblée générale décide une telle distribution [« distribution, sous forme de dividendes, du produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière »], le dividende revient, sauf convention contraire entre le nu-propriétaire et l'usufruitier, au premier, le droit de jouissance du second s'exerçant alors sous la forme d'un quasi-usufruit sur la somme ainsi distribuée ». L’affirmation est centrale, par son emplacement dans les motifs, mais surtout parce qu’elle est déduite de celle qui la précède (le fait qu’une telle distribution « affecte la substance des parts sociales grevées d'usufruit ») et fonde celle qui la suit (absence « d’un abus d’usufruit »).
Origine de la règle : une solution inspirée, mais non transposée, de la règle jurisprudentielle conçue pour les distributions de réserves. – La règle jurisprudentielle ainsi posée est inspirée mais cependant assez différente de celle afférente aux distributions de réserves. Pour rappel, la chambre commerciale de la Cour de cassation a affirmé à deux reprises que « dans le cas où la collectivité des associés décide de distribuer un dividende par prélèvement sur les réserves, le droit de jouissance de l’usufruitier de droits sociaux s’exerce, sauf convention contraire entre celui-ci et le nu-propriétaire, sous la forme d’un quasi-usufruit, sur le produit de cette distribution revenant aux parts sociales grevées d’usufruit ». La Cour de cassation avait dans les deux cas déduit de cette règle la déductibilité de la dette de restitution de l’assiette des droits de succession[1], puis de l’assiette de feu l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF)[2]. L’arrêt du 19 septembre 2024 s’inspire de la solution préexistant en matière de distribution de réserve puisqu’il admet que la distribution du produit de cession puisse être grevée d’un quasi-usufruit sauf convention contraire. Cependant, la transposition est loin d’être parfaite, et elle reste même en réalité très mesurée, car la règle (quasi-usufruit) et son exception (convention contraire) voient leur application subordonnée à la réunion de plusieurs conditions que nous détaillerons ultérieurement, et qui paraissent en restreindre considérablement le périmètre.
Principe : « quasi-usufruit ». – Sous ces conditions restrictives, donc, « le dividende revient, sauf convention contraire entre le nu-propriétaire et l'usufruitier, au [nu-propriétaire], le droit de jouissance [de l’usufruitier] s'exerçant alors sous la forme d’un quasi-usufruit sur la somme ainsi distribuée ». Cela équivaut à dire que les droits respectifs de l’usufruitier et du nu-propriétaire se reportent sur la somme distribuée du chef des parts sociales grevées d’usufruit. L’usufruit portant alors sur une chose consomptible visée comme telle expressément par l’article 587 du Code civil, il accède à la qualification et au régime du quasi-usufruit ; concrètement, l’usufruitier perçoit la somme d’argent sur son compte bancaire et « a le droit de s’en servir » (C. civ., art. 587) comme il le veut (il est déchargé de l’obligation de « conserver la substance » de la chose posée par l’article 578 du Code civil), le nu-propriétaire devenant simple créancier à terme (date de l’extinction de l’usufruit, correspondant au décès de l’usufruitier en cas d’usufruit viager) du montant de ladite somme. C’est en ce sens seulement que le dividende, pour reprendre la formulation de la Cour de cassation, « revient » au nu-propriétaire. On peut comprendre que cette solution -bien que parfaitement discutable- ait les faveurs de la Cour de cassation, en ce qu’elle entend concilier des intérêts antagonistes : tout pour l’usufruitier aujourd’hui ; tout pour le nu-propriétaire demain. Les droits du nu-propriétaire sont ainsi réservés et préservés sans paraître entamer ceux de l’usufruitier viager pour lequel l’opération peut sembler indolore en ce qu’elle se dénoue à son décès. C’est d’ailleurs, comme nous le préciserons, sur cette préservation des droits du nu-propriétaire que la Cour de cassation se fonde pour rejeter la qualification d’abus de jouissance de l’usufruitier et donc la déchéance de l’usufruit (C. civ., art. 618) malgré l’atteinte à la substance des parts sociales caractérisée par la même Cour de cassation.
1.2 Conditions d’application de la règle
Domaine de la règle : distribution du « produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière ». En tout état de cause, la nouvelle règle jurisprudentielle ne s’applique qu’en cas de distribution, du « produit de la vente », donc, « de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière » (point 16). Il faut donc, pour être dans le champ de la jurisprudence :
-
1° que soit vendue « la totalité des actifs immobiliers d’une société civile immobilière »
ET
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2° que soit distribué le « produit de [cette] vente », le quantum de cette distribution restant à préciser.
On ne peut selon nous cerner la portée exacte de la règle posée par la Cour de cassation qu’à la lueur de son fondement, sur l’analyse duquel nous reviendrons plus longuement, à savoir l’atteinte que la distribution porterait à « la substance des parts sociales grevées d'usufruit en ce qu'elle compromet[trait] la poursuite de l'objet social et l'accomplissement du but poursuivi par les associés ». Sous cette observation, détaillons les deux conditions.
1.2.1 Première condition : « vente de la totalité des actifs immobiliers d'une société civile immobilière ».
Affirmation de la condition. - La règle nouvellement dégagée ne vaut que lorsqu’il y a « vente de la totalité des actifs immobiliers d’une société civile immobilière ». Il faut ici comprendre, au regard du fondement précité de la règle, que la Cour de cassation considère qu’une « société civile immobilière » ayant vendu tous ses immeubles n’en aurait plus, ce qui compromettrait la poursuite de son objet social, l’accomplissement du but poursuivi par les associés, et porterait ainsi atteinte à la substance des parts pour peu bien sûr que le produit de la vente soit distribué (deuxième condition).
Application aux SCI et plus généralement aux sociétés ayant un objet immobilier. - Sans doute l’hypothèse englobe-t-elle toutes les sociétés civiles immobilières, fort nombreuses, qui détenant un seul immeuble, décideraient de le vendre et de distribuer le prix de vente correspondant. En revanche, il n’en irait probablement pas de même si la société, détenant plusieurs immeubles, décidait de n’en revendre qu’un seul, voire plusieurs pour peu que ce ne fût pas tous. Il n’en irait pas de même non plus, si la société ayant vendu la totalité de ses actifs immobiliers n’était pas une « société civile immobilière », entendue comme celle dont l’objet social requiert la détention de biens immeubles, mais une société non immobilière, telle par exemple une société d’exploitation, dont la vente de la totalité des actifs immobiliers ne mettrait pas en péril la poursuite de l’objet de l’objet social.
Application aux autres sociétés. - Il reste à dire si le domaine de l’arrêt pourrait être étendu à la vente par une société quelconque de la totalité de ses actifs fondant l’objet social. On songe à la vente par une société d’exploitation de son (unique) fonds de commerce, ou encore à la vente par une société holding de la totalité de ses participations dans ses filiales. Une telle extension est probable ; elle n’est pas certaine. Probable si l’on entend appliquer la jurisprudence dans son esprit ; incertaine, si on applique la jurisprudence à la lettre, en gardant présent à l’esprit que la solution, au-delà de son caractère très contestable, dont il serait bienvenu de contenir la portée, au risque il est vrai d’une forme d’incohérence, est consacrée par la Chambre spécialisée en matière immobilière, et vise spécifiquement la société civile immobilière et la vente d’actifs immobiliers.
1.2.2. Deuxième condition : « distribution, sous forme de dividendes, du produit de la vente ».
Affirmation de la condition et caractère cumulatif. Doit s’ajouter à ce premier critère de la vente de la totalité des actifs la « distribution, sous forme de dividendes, du produit de [cette] vente ». Nous insistons sur le caractère cumulatif des deux conditions : si le prix de vente était conservé par la société, il pourrait être réinvesti dans l’activité sociale et l’objet social ne pourrait être vu comme étant compromis, de sorte qu’il n’y aurait pas d’atteinte à la substance des parts sociales…
Double difficulté. - Ceci étant précisé, la condition de la distribution du « produit de la vente » pose une double difficulté : 1° elle est maladroitement formulée ; 2° elle est d’application incertaine quant à son quantum.
Une condition maladroitement formulée. - En premier lieu, la règle est maladroitement exprimée. D’abord parce que la Cour de cassation manque à notre sens de clarté dans l’utilisation des termes employés. Elle vise en effet le « produit de la vente » sans que l’on sache ce qu’elle entend par là. Sans doute utilise-elle ce terme par opposition aux « fruits », lesquels reviennent quant à eux à l’usufruitier. Ensuite et surtout parce qu’en visant la distribution du produit de la vente, elle semble se référer à un actif (une partie du prix de vente) alors que l’élément déterminant n’est pas l’actif distribué mais les bénéfices (exceptionnels) distribués. Ce sont, pour reprendre les termes de la demande d’avis faite à la Chambre commerciale, « les bénéfices ayant pour origine des résultats exceptionnels, tels ceux issus de la vente d'un actif social », qui auraient dû être visés et non le « produit de la vente ». La maladresse n’est pas que sémantique : parce que seule une fraction du prix de vente, correspondant à la plus-value, dégage un bénéfice susceptible d’être distribué ; surtout, la distribution de bénéfice pourrait parfaitement porter sur un actif autre que celui étant à la source de l’élévation d’actif net ayant causé le bénéfice.
Une condition au quantum incertain. - En deuxième lieu, la condition de la distribution du « produit de la vente » est d’application incertaine quant à son quantum. Autrement dit, il existe une zone d’ombre quant à l’amplitude de la distribution prise comme critère. La référence à un objet social que compromettrait la distribution semble impliquer que la distribution soit totale ou à tout le moins presque totale, car dès lors que la société conserve suffisamment d’actifs permettant de poursuivre l’objet social ce dernier n’est pas compromis. L’arrêt rendu demeure cependant ambigu, car un examen approfondi des faits de l’affaire, mené à partir de l’arrêt d’appel, fait ressortir que l’assemblée générale litigieuse du 30 avril 2018 avait procédé à une distribution massive du bénéfice exceptionnel (à hauteur de 41 millions d’euros), mais conservait des capitaux propres élevés, notamment parce qu’elle avait placé en report à nouveau 4.363.244 euros tout en décidant d’employer le complément de prix de 4.000.000 d’euros restant à percevoir à l’acquisition de biens meubles ou immeubles conformément à l’objet social de la société, au demeurant très ouvert puisque visant de manière générale « l’acquisition et la gestion de biens meubles et immeubles » (art. 4 précité des statuts de la société). L’arrêt d’appel fait d’ailleurs ressortir qu’un appartement avait été acquis par la société postérieurement à la distribution litigieuse. C’est dire que la société avait réduit la voilure de son objet social mais que ce dernier était loin d’être éteint. L’extinction d’objet social est d’ailleurs très rarement caractérisée par la jurisprudence, laquelle refuse de prononcer la dissolution de la société sur ce fondement (C. civ., art. 1844-7, 2°) dès lors que subsiste la moindre faculté de rebond dudit objet social[3]. L'extinction d'objet social ne peut ainsi être que totale[4]et non partielle : sa flamme doit mourir, et non pas seulement vaciller. Au demeurant, dans l’affaire tranchée en l’espèce, rappelons que la dissolution été refusée, même si la demande en ce sens était, ainsi que nous l’avons déjà précisé, maladroitement orientée en ce qu’elle était fondée sur l’interprétation d’une clause des statuts. C’est peut-être à ce stade qu’il y a lieu de s’interroger sur ce que peut être une distribution de nature à « compromettre » l’objet social, au sens où l’entendrait la Cour de cassation. Nous avons compris que « compromettre » n’est pas « éteindre », mais tout au plus menacer. C’est d’ailleurs, faute de définition juridique, le sens que nous indique le dictionnaire de la langue française. « Compromettre » c’est « mettre dans une situation critique » (sens du mot « compromettre », dictionnaire Le Robert de la langue française), c’est-à-dire dans une situation de « crise », « qui correspond à un seuil » (sens du mot « critique », dictionnaire Le Robert de la langue française). C’est en ce sens par exemple que l’on atteint la « phase critique » d’une maladie, point de bascule pouvant conduire à la mort, mais pas nécessairement. On comprend qu’en définitive la Cour de cassation a fait usage d’un mot volontairement imprécis, avec l’idée de conserver une marge d’appréciation, dont le prix à payer est, pour le justiciable, celui de l’insécurité juridique.
2. Exception à la règle du quasi-usufruit : la « convention contraire »
2.1 Affirmation et domaine de la convention contraire
Affirmation de l’exception (« convention contraire »). Comme pour la distribution de réserves depuis 2015, la Cour de cassation affirme le principe du quasi-usufruit « sauf convention contraire entre le nu-propriétaire et l'usufruitier ». On notera que la Cour de cassation continue d’utiliser le terme de « convention » alors que la loi utilise désormais celui de « contrat » (C. civ., art. 1101, issu ord. n°2016-131 du 10 févr. 2016), sans que l’on puisse y déceler une quelconque incidence concrète[1]. Sur le fond, on ne sait à ce jour rien de cette « convention contraire », laquelle reste une pure invention jurisprudentielle dont les caractéristiques et le régime exacts restent à déterminer. Seule certitude : cette convention contraire est nécessairement conclue entre « entre le nu-propriétaire et l'usufruitier ». Il en résulte que l’usufruitier doit se mettre d’accord avec son nu-propriétaire pour convenir d’une répartition de leurs droits autre que celle résultant de la mise en place d’un quasi-usufruit. Il pourrait dans l’absolu y avoir autant de conventions de répartitions différentes que de paires d’usufruitiers et de nus-propriétaires. Il importe que la société procédant à la distribution soit informée de l’existence et de la teneur des diverses conventions afin de pouvoir procéder à des distributions conformes.
Domaine de la convention nécessairement identique à celui du principe auquel elle déroge. – Quant au domaine de la convention contraire, il est important de bien comprendre qu’il ne saurait excéder celui de la règle à laquelle il déroge. Pour dire les choses autrement, si la distribution du produit de la vente d’un immeuble n’entre pas par principe dans le champ du quasi-usufruit délimité ci-avant, l’usufruitier et le nu-propriétaire ne pourront convenir par anticipation de se répartir le montant distribué, sauf à encourir la qualification de donation indirecte.
2.2 Modalités de la convention contraire
Voyons quels pourraient être le timing, la forme, la durée et enfin le contenu d’une telle convention.
2.2.1 Quand conclure la convention (et lui conférer date certaine) ?
Le timing a ici son importance. Il nous apparaît que, s’agissant de distributions réalisées par une société, la répartition devra avoir été fixée avant la distribution, et non après. On ne saurait changer rétrospectivement, rétroactivement, le sort de distributions déjà réalisées. Cela reviendrait pour l’un à abandonner au profit de l’autre ses droits acquis ce qui, en l’absence de contrepartie, exposerait l’opération civilement et fiscalement au risque de requalification en donation indirecte. C’est donc à la source de la distribution, au robinet même, que la convention doit produire effet, ce qui implique qu’elle ait été conclue avant.
En conclusion, il conviendra à notre sens de conclure la convention avant la distribution visée par elle, et de rendre cette date certaine, opposable comme telle aux tiers (C. civ., art. 1377), administration fiscale incluse) par voie d’enregistrement (si la convention est, bien sûr, sous signature privée). |
2.2.2 Sous quelle forme conclure la convention ?
Quant à la forme, la Cour de cassation n’en impose aucune. C’est donc ici le negotium, c’est-à-dire le fond, le contenu, qui importe, et non l’instrumentum, c’est-à-dire la manière dont l’accord se matérialise dans un écrit. Il reste qu’en pratique, il est préférable de formaliser la convention dans un acte enregistré ou authentique, c’est-à-dire ayant date certaine opposable aux tiers (administration fiscale, héritiers réservataires) en application de l’article 1377 du Code civil. La convention peut être extrastatutaire et prendre place dans un acte sous signature privé, voire dans un acte authentique (acte de donation de la nue-propriété par exemple). Il reste à savoir si la « convention contraire » pourrait prendre place dans les statuts de la société. Rien ne l’interdit là encore, pour peu que l’accord tant de l’usufruitier que du nu-propriétaire à la clause puissent être caractérisés. L’avantage d’une insertion dans les statuts peut cependant sembler douteux au regard de sa lourdeur (nécessité d’obtenir, outre l’accord des intéressés, le quorum et la majorité requis ; pollution des statuts par l’insertion d’une convention ne liant que deux personnes) et de son manque de discrétion (publication des statuts).
En conclusion, il nous semble préférable de prévoir la convention hors statuts de la société, dont tel n’est pas l’objet, et de rédiger ainsi une convention écrite ayant pour signataires le nu-propriétaire et son usufruitier. |
2.2.3 Quelle durée de convention prévoir ? Quant à sa durée, la convention conclue entre l’usufruitier et le nu-propriétaire pourrait être conclue pour une durée déterminée (chaque partie devant l'exécuter « jusqu'à son terme » (C. civ., art. 1212)) ou pour une durée indéterminée (chaque partie pouvant y « mettre fin à tout moment, sous réserve de respecter le délai de préavis contractuellement prévu ou, à défaut, un délai raisonnable » (C. civ., art. 1211)).
Tant pour la distribution de produits de cession, que le cas échéant de réserves, il conviendrait selon nous de conclure une convention ad hoc, ayant pour objet une distribution (nécessairement future) précisément envisagée. L’usage unique de la convention nous semble devoir s’imposer pour plusieurs raisons. En premier lieu, la distribution envisagée par la convention aura par définition un caractère exceptionnel : tel est par définition le cas d’une distribution exceptionnelle (en une ou plusieurs fois) du produit de vente de la totalité des actifs immobiliers d’une société civile immobilière ; tel est, ou en tous les cas doit être le cas d’une distribution de réserves (dont le caractère répétitif pourrait être vu par l’administration fiscale comme une donation indirecte aboutissant, par un moyen détourné, à enrichir gratuitement le nu-propriétaire au détriment de son usufruitier). En second lieu, il est préférable dans ce contexte de ne pas lier pour l’avenir l’usufruitier mais de le laisser décisionnaire du sort des distributions ultérieures, qu’il décidera le moment venu, en fonction du contexte, sachant que le nu-propriétaire sera en pratique toujours d’accord pour conclure une « convention contraire » aboutissant à lui conférer des droits partiels mais immédiats en pleine propriété. |
2.2.4 Quel peut être l’objet de la convention contraire ?
Quant au contenu de la convention contraire, c’est-à-dire son objet, la Cour de cassation n’apporte aucune précision particulière, se contentant de reproduire la formulation traditionnelle selon laquelle « le droit de jouissance [de l’usufruitier] s'exer[e] sous la forme d'un quasi-usufruit sur la somme […] distribuée » et ce « sauf convention contraire ». Il est prudent d’interpréter cette affirmation de manière restrictive, et de considérer ainsi que la convention contraire ne peut avoir pour objet de priver l’usufruitier de son droit de jouissance mais doit avoir pour objet l’exercice par l’usufruitier de son droit de jouissance autrement que sous la forme d’un quasi-usufruit. Dès lors, ce droit de jouissance peut seulement être aménagé et non supprimé.
Quelles modalités peut emprunter cet aménagement ?
L’aménagement peut d’abord prendre la forme d’un usufruit classique (C. civ., art. 578) issu du report de l’usufruit (ou, si l’on préfère, du « quasi-usufruit ») sur un bien acquis en remploi de la somme distribuée. Une telle stipulation a pour attrait majeur d’améliorer le sort du nu-propriétaire qui, au décès de l’usufruitier, ne se contentera pas de se faire rembourser sa créance de quasi-usufruit à sa valeur nominale (règle dite du nominalisme monétaire) mais deviendra plein-propriétaire du bien acquis en remploi.
Attention (CGI, art. 751): L’usufruit né du remploi du produit de la distribution est susceptible d’entrer dans le champ de la présomption de pleine-propriété de l’usufruitier, posée par l’article 751 du Code civil. L’application de cette présomption fait basculer le contribuable du paradis vers l’enfer fiscal, puisqu’elle aboutit, au décès de l’usufruitier, à écarter le nu-propriétaire de la règle selon laquelle l’usufruit s’éteint à son profit en franchise d’impôt (CGI, art. 1133), pour le taxer comme s’il avait reçu le bien grevé d’usufruit en pleine-propriété dans la succession de l’usufruitier.
Ce point devra être étudié avec un avocat fiscaliste.
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L’aménagement du droit de jouissance de l’usufruitier peut aussi prendre la forme d’une attribution en pleine-propriété, auquel cas l’usufruitier jouira de la somme distribuée ès qualités non pas d’usufruitier (quasi-usufruit) mais de propriétaire. Une telle modalité permet d’attribuer immédiatement au nu-propriétaire, sans qu’il ait à attendre le décès de l’usufruitier, une partie des sommes distribuées et ce en pleine-propriété. Si l’on veut que l’opération puisse être vue comme un aménagement du droit de jouissance de l’usufruitier et non pas comme sa suppression partielle (avec, hors mécanisme sociétaire adoubé par la Cour de cassation, un risque de requalification en donation indirecte de l’usufruitier au nu-propriétaire), il faut calibrer les distributions du prix de cession faites respectivement à l’usufruitier et au nu-propriétaire en fonction des valeurs de leurs droits.
On peut enfin imaginer de combiner les différentes modalités sus-énoncées.
On pourrait ainsi notamment prévoir une répartition mixte entre report d’usufruit et pleine-propriété.
On pourrait encore stipuler notamment une distribution soumise pour partie à quasi usufruit, et fixée pour l’autre partie en pleines propriétés : par exemple la moitié de la somme soumise à quasi-usufruit ; l’autre moitié partagée en deux parts égales en pleine-propriété.
Cass. civ. 3ème, 19 sept. 2024, n° 22-18.687