Au même titre qu’une dénomination sociale ou un nom verbal emblématique, la valeur économique et réputationnelle d’une couleur pour une entreprise concourt à bâtir sa notoriété auprès du public. L’on songera à des exemples aussi divers que : le bleu turquoise exploité par la société Tiffany & Co., l’emblématique couleur orange de la société Hermès, la couleur « jaune canari » de la société 3M et ses célèbres « notes auto-adhésives », la combinaison de couleurs jaune et noire de la société Black & Decker pour ses produits d’outillage, la teinte de couleur rouge qui orne les canifs de la société Victorinox ou encore la couleur rose utilisée par la société Alsa sur ses emballages de levures chimiques.
Tous ces exemples ont pour point commun d’avoir été déposés à titre de marques par ces sociétés. Partie intégrante de la stratégie de ralliement d’une clientèle à l’activité de ces entreprises, la couleur est pourtant malmenée par les exigences juridiques du droit des marques qui peine à y voir un signe susceptible d’appropriation par un seul opérateur économique. L’occasion de revenir sur quelques traits saillants de la protection de la couleur par la marque.
- Une jurisprudence méfiante à l’égard de la marque de couleur
La réforme européenne dite du « Paquet Marque », en 2015, a ouvert la voie à l’admission de nouveaux types de marques, non-traditionnelles, venues compléter les signes classiques verbaux et figuratifs. Libéré de l’exigence de « représentation graphique », l’acte de dépôt a vu s’élargir la palette des signes protégeable à la marque de mouvement, la marque sonore ou encore la marque hologramme. À ces nouveautés permises par la numérisation des registres, s’est également trouvée consacrée par le nouvel article 4 du Règlement n° 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne et son Règlement d’exécution n° 2017/1431 du 18 mai 2017 la pratique du dépôt de « marques de couleur », constituées d’une « couleur unique sans contours » ou d’une « combinaison de couleurs sans contours ».
Cette officialisation avait de quoi laisser songeurs les praticiens de la propriété intellectuelle qui gardaient le souvenir d’une position particulièrement restrictive de la Cour de justice de l’Union européenne, jusqu’alors jamais démentie : « En ce qui concerne l’enregistrement en tant que marque de couleurs en elles-mêmes, sans délimitation dans l’espace, le nombre réduit des couleurs effectivement disponibles a pour résultat qu’un petit nombre d’enregistrements en tant que marques pour des services ou des produits donnés pourrait épuiser toute la palette des couleurs disponibles. Un monopole aussi étendu ne serait pas compatible avec un système de concurrence non faussé, notamment en ce qu’il risquerait de créer un avantage concurrentiel illégitime en faveur d’un seul opérateur économique […] Pour apprécier le caractère distinctif d’une couleur il est nécessaire de tenir compte de l’intérêt général à ne pas restreindre indûment la disponibilité des couleurs pour les opérateurs » (CJUE., 6 mai 2003, Libertel Groep, aff. n° C-104/01).
La solution, sévère pour les déposants, s’entend du constat suivant lequel une couleur prise isolément, « en l'absence de tout élément graphique ou textuel », ne sera que rarement assimilée par les consommateurs à un signe utilisé en tant que marque, c’est-à-dire identifiant une origine commerciale précise. A en suivre cette logique, ce n’est que dans certains cas exceptionnels où le déposant a fait un « usage intensif et reconnu » d’une telle couleur et pourvu que le déposant a désigné la couleur « au moyen d'un code d'identification internationalement reconnu » (tel que les références du nuancier pantone) qu’une telle demande mérite l’enregistrement. Cette aptitude d’un signe à être perçu en tant que marque est désignée en doctrine comme la « distinctivité intrinsèque ».
La jurisprudence européenne a poursuivi son analyse, l’année suivante, à propos, cette fois, des combinaisons de couleurs qui ne sont pas traitées plus favorablement que les simples nuances de couleurs. La validité de ces combinaisons est notamment soumise à la spécification, dans le dépôt, d’un « agencement systématique associant les couleurs concernées de manière prédéterminée et constante » sur les produits (CJUE., 24 juin 2004, Heidelberger Bauchemie, aff. n° C‑49/02).
Ainsi, par exemple, la marque constituée du signe pour désigner des « Boissons énergétiques » a été annulée au motif que la description qui accompagnait le dépôt était trop imprécise : « la protection demandée comprend les couleurs bleue (RAL 5002) et argent (RAL 9006). La proportion des couleurs est d’environ 50 % – 50 % » (CJUE., 29 juillet 2019, Red Bull GmbH, aff. n° C‑124/18 P).
En définitive, la jurisprudence française semble donner une issue plus favorable à la revendication d’une couleur telle qu’apposée concrètement sur un produit et pour autant que cette couleur apparaisse distinctive au regard des pratiques du secteur. Un exemple emblématique est fourni par les nombreuses décisions de jurisprudence concernant la société Louboutin, ayant acquis une grande notoriété grâce à la vente d’escarpins aux semelles rouges, qu’elle a déposées à titre de marque comme suit :
Ainsi, la cour d’appel de Paris a constaté que « le signe est clairement et précisément défini par la combinaison d'une couleur spécifique et de l'emplacement tout aussi spécifique de cette couleur sur la semelle extérieure d'une chaussure à talon haut ; que l'emplacement de la couleur rouge Pantone n° 18.1663TP est clairement délimité grâce aux pointillés figurant sur l'enregistrement, recouvrant seulement la partie extérieure de la semelle de la chaussure, à l'exception du talon dont la face avant n'est d'ailleurs pas visible » (CA Paris., 15 mai 2018, n° 17/07124).
- Une pratique intransigeante des offices de propriété intellectuelle
Cette approche restrictive a été pleinement relayée par les offices de dépôt européen (EUIPO) et français (INPI). Les lignes directrices du premier indiquent sans ambages que le dépôt d’une marque composée d’une nuance de couleur exige « du demandeur qu’il démontre que la marque est absolument inhabituelle ou frappante par rapport à ces produits ou services spécifiques. Ces cas sont très rares, par exemple dans le cas de la couleur noire pour le lait ». Celles du second affirment que : « il est rare qu’une couleur puisse permettre de rattacher les produits/services à un opérateur économique déterminé ».
Des décisions récentes peuvent témoigner de la constance de cette tendance à enregistrer des marques de couleurs avec beaucoup de prudence.
A ainsi été rejetée à l’enregistrement une demande constituée de la couleur pour désigner des machines de récolte d’olives au motif que la couleur verte est habituelle pour le domaine de la culture des olives et que la nuance spécifique visée par la demande ne divergeait pas suffisamment des habitudes du secteur (EUIPO., 5 février 2024, demande n° 018917570).
Pour des raisons semblables, la demande de marque européenne n° 018 879 413 constituée de la couleur pour désigner des « abrasifs appliqués et papier de verre sous forme de bandes, disques, rouleaux, feuilles » a été rejetée, au motif qu’une telle couleur apparaissait particulièrement usuelle pour ce type de produits.
En France, l’INPI exerce également un contrôle attentif du critère de distinctivité intrinsèque de la couleur. En témoigne le refus d’enregistrer la couleur , présentée comme un carré de couleur « lilas » (code 2573C) pour désigner des « Tuyaux flexibles; flexibles d'irrigation; tuyaux de tôle ondulée » (demande internationale de marque désignant la France n° 1 631 946). Un sort identique était réservé à la demande de marque internationale n° 1 486 603 pour désigner des « Matières plastiques mi-ouvrées; protections d'enclumes en polyuréthane pour machines de découpe rotatives à utiliser dans l'industrie de la fabrication d'emballages en carton et carton ondulé » en classe 17. A ce titre, l’examinateur constatait que :
« La couleur revendiquée (rouge Pantone 485C) n'est pas, en elle-même, a ce point exceptionnelle qu'elle serait perçue comme particulièrement frappante et mémorisée dans les secteurs concernés. Cette nuance peut apparaître sur les produits eux-mêmes. Elle pourrait être utilisée dans des publicités, placées dans des journaux ou des magazines par le déposant. Elle pourrait appara1tre a l'écran dans une publicité télévisée. »
Les combinaisons de couleurs semblent davantage pertinentes en tant que stratégie de dépôts, pourvu que le déposant fournisse une description précise des couleurs et de l’agencement systématique associant les couleurs concernées de manière prédéterminée et constante.
A ainsi été enregistrée en 2007 la marque européenne n° 001 222 561 , déposée par la société Deutsche Post AG devant l’EUIPO pour désigner des services de transport, dont le dépôt indique que « la marque est composée des couleurs jaune (Pantone 116C) et rouge (Pantone 200C) appliquées sur les faces extérieures du fuselage et du gouvernail de direction d'un avion. Les faces extérieures du fuselage de l'avion et du gouvernail de direction sont totalement ou principalement jaunes et la partie inférieure du fuselage totalement rouge; la partie jaune du fuselage présente des signes, des marquages et des marques rouges tels qu'ils sont illustrés à l'annexe ci-jointe; les parties jaunes sont plus nombreuses que les parties rouges ».
A l’inverse, l’EUIPO a estimé dénuée de caractère distinctif la demande de marque portant sur le signe pour distinguer des produits de ventilation en classe 11, sans description particulièrement de l’agencement, au motif que de telles couleurs étaient habituelles pour ce secteur d’activité (EUIPO., 18 mars 2024, demande de marque n° 018 870 415).
- Quelle stratégie de dépôt de marques de couleurs ?
L’exigence de distinctivité intrinsèque d’un signe rend délicate la démonstration d’une aptitude d’une couleur à être identifiée par le public pertinent comme susceptible de garantir une identité d’origine des produits et/ou services.
Néanmoins, deux stratégies peuvent être adoptées.
De première part, l’ensemble des règles énoncées précédemment permettent de dessiner une stratégie de dépôt tenant compte des critères suivants :
- La couleur retenue ne doit pas être habituelle pour le secteur d’activité ;
- Le dépôt doit mentionner la nuance pantône précise de la couleur retenue ;
- Les combinaisons de couleurs apparaissent plus facilement protégeables ;
- Le déposant doit idéalement mentionner un agencement systématique de la couleur sur les produits qui en seront revêtus, de manière prédéterminée et constante.
En appliquant ces consignes, le déposant maximisera ses chances de convaincre l’office de l’aptitude de la couleur à distinguer ses produits et/ou services.
Une deuxième approche répond à une logique de long terme. Elle permet de revendiquer une protection sur la marque de couleur lorsque l’entreprise est en mesure de démontrer qu’elle a exploité ce signe sur la durée et que le consommateur peut l’associer avec ses produits ou services. Ce mécanisme dit de « l’acquisition du caractère distinctif » consiste à ce qu’une marque qui apparaîtrait objectivement dénuée de caractère distinctif soit pourtant protégeable compte tenu de l’usage antérieur qu’en a fait le déposant et qui démontre que cette couleur est apte à assurer la fonction de garantie d’origine de la marque.
D’un point de vue pratique, cette demande de reconnaissance de l’acquisition du caractère distinctif doit être spontanément formée par le déposant auprès de l’office, soit en même temps que l’acte de dépôt, soit à l’occasion d’une objection élevée par un office.
Cette deuxième stratégie doit toutefois être envisagée essentiellement dans un cadre national, c’est à dire à l’occasion du dépôt d’une marque nationale. En effet, la démonstration du caractère distinctif acquis par l’usage auprès du public devra être apportée pour chacun des territoires des États de l’Union européenne pris individuellement, ce qui tend à complexifier le dépôt d’une marque européenne