Evolutions jurisprudentielles récentes et enjeux actuels
Depuis notre précédent article consacré aux enjeux inhérents aux marques patronymiques (CHOISIR UN NOM PATRONYMIQUE POUR MARQUE : LES ENJEUX ET PRECAUTIONS A PRENDRE | Fidal), de nouvelles décisions mettent en lumière l’importance croissante de ces noms dans les stratégies commerciales.
Véhiculant le savoir-faire lié à un héritage familial, les marques patronymiques occupent une place prépondérante dans le monde du luxe, conférant ainsi au patronyme une valeur commerciale substantielle
Toutefois, l’utilisation de ces noms s’accompagne de défis juridiques complexes, nécessitant une vigilance constante de la part des acteurs concernés.
Voici trois décisions significatives qui ont été rendues récemment et qui offrent un éclairage essentiel sur les enjeux qui entourent cette pratique en ce qu’elles illustrent bien les diverses problématiques juridiques qui en découlent.
En date du 6 janvier 2023, la Cour d’appel de Paris a rendu une décision affirmant que le dépôt d'une marque incluant un nom patronymique peut porter atteinte non seulement aux titulaires du nom patronymique, mais également aux droits des héritiers de celui-ci : « Si le droit au nom est essentiellement attaché à la personne de son titulaire et s’éteint en principe avec le décès de celui-ci, il peut également présenter un caractère patrimonial qui permet d’en monnayer l’exploitation commerciale et se transmet aux héritiers, et que par ailleurs les descendants d’une personne défunte sont ainsi en droit de protéger sa mémoire, sa réputation et sa pensée ».
Ainsi, la Cour d’appel de Paris a considéré que « l'utilisation du nom patronymique KLEIN qui est à la fois celui de l'artiste et celui de son fils partie à la procédure qui porte les mêmes prénom et nom que son père a été effectuée sans autorisation à des fins commerciales pour désigner des produits ou des couleurs en référence à l'artiste et ce de manière injustifiée pour désigner des panneaux muraux ou des couleurs.
Cette utilisation injustifiée du patronyme KLEIN cause un préjudice moral à M. [H] [J] [Y] KLEIN dont il n'est pas contesté qu'il agit en qualité d'héritier d'YVES KLEIN ».
Cette décision nous rappelle qu’il faut donc être particulièrement prudent s’agissant de l’exploitation d’un nom patronymique qui possède une forte notoriété, même si l’exploitation n’est pas faite de mauvaise foi.
Les droits des descendants ne sont cependant pas illimités, notamment lorsque l’utilisation du nom patronymique par un tiers vise à honorer l’héritage culturel des ancêtres. Cela dit, les juges restent vigilants à ce que cette exploitation soit exclusivement réalisée à des fins honorifiques, et qu’elle n’empiète pas sur le périmètre des droits des héritiers.
Dans une décision du 9 juin 2023, le Tribunal judiciaire de Paris a ainsi tranché la délicate balance entre la protection des noms patronymiques et le droit à l’hommage invoqué par deux associations, mettant en exergue la complexité des enjeux juridiques afférents à l’utilisation de ces noms dans le cadre des activités commerciales : « La reprise par la défenderesse du nom Duchêne pour une association rendant hommage aux jardiniers-paysagistes Henri & Achille Duchêne n’est pas abusive. Elle apparaît au contraire justifiée et légitime du fait de l’objet de l’association défenderesse de promouvoir leur œuvre et leur postériorité ».
En l'occurrence, le Tribunal a rejeté les demandes fondées sur l'atteinte au patronyme, considérant que l'association Duchêne n'avait commis aucune faute en rendant hommage aux deux architectes et qu'elle n'avait pas porté atteinte aux droits de l'héritier. L'œuvre des consorts Duchêne étant tombée dans le domaine public, les descendants ne peuvent s'opposer à l'utilisation de leur nom, n'ayant aucun droit exclusif à cet égard. Par ailleurs, le patronyme n'étant pas rare et sa notoriété étant limitée à un cercle restreint d'amateurs, son usage par l'association Duchêne ne nuit pas à la réputation de l’héritier.
En revanche, le grief de concurrence déloyale soulevé par l’association la plus ancienne à l’encontre de la plus récente a été reconnu. Compte tenu du risque de confusion entre les deux dénominations, le Tribunal a exigé du défendeur une modification de la dénomination de l’association de manière à ce que les noms Henri et Achille Duchêne n’apparaissent pas dans les trois premiers termes qui composent le nom de l’association, de manière à réduire le risque de confusion.
De plus, les juges ont reconnu le caractère frauduleux des marques déposées par la défenderesse car « elle savait que l'association demanderesse utilisait des signes très similaires aux marques "H & A Duchêne", "Association Duchêne" et "Journées Henri & Achille Duchêne" pour son activité, antérieurement au dépôt ».
Enfin, un arrêt de la Cour d’appel de Colmar rendu le 26 octobre 2022 rappelle qu’un nom patronymique peut faire l’objet d’une convention et se dissocier de la personne physique pour devenir un véritable bien incorporel, intégré au fonds de commerce.
En l’espèce, les héritiers du fondateur des Usines MERGER avaient intenté une action contre le cessionnaire de ses actifs incorporels (qui comprenaient notamment les marques et la dénomination sociale), dans le cadre de sa liquidation judiciaire.
Ces derniers faisaient notamment valoir que l’utilisation du patronyme MERGER faisait « croire que la famille [MERGER] est toujours impliquée dans la société pour la fabrication et la commercialisation de ses produits, ce qui constituerait un abus de nom relevant d’une pratique commerciale trompeuse, ainsi qu’une atteinte à la réputation et à l’honneur ».
Cependant, la Cour a rejeté ces prétentions en rappelant « que l’intégralité des éléments composant le fonds de commerce de la Société Usines MERGER – en ce compris l’ensemble des éléments incorporels du fonds, à savoir les marques, le nom commercial et les noms de domaine – lui ont été cédés, y compris la dénomination sociale en dépit du maintien de la personnalité juridique de la société Usines MERGER pour les besoins de la procédure collective ».
En conséquence, la Cour a estimé que les proches du fondateur ne pouvaient plus légitimement revendiquer l’usage commercial du nom « MERGER », dès lors que ce dernier avait été transféré avec l’intégralité des éléments du fonds de commerce.
Elle rappelle que « le patronyme 'MERGER', fût-ce accolé à la mention non distinctive 'Usines' liée à l'activité de l'entreprise, a fait l'objet d'un usage constant et consenti par son fondateur et ce […] alors même qu'il n'était plus impliqué dans le fonctionnement de la société, de sorte que, par une cession implicite, le patronyme était devenu un signe distinctif qui s'était détaché de la personne physique qui le porte, pour s'appliquer à la personne morale qu'il distingue, et devenir ainsi objet de propriété incorporelle ».
Ces décisions montrent une nouvelle fois à quel point la marque patronymique doit être maniée avec tact et sensibilité du fait de sa nature bicéphale.
Elle peut incarner à la fois une histoire familiale complexe et un actif incorporel à forte valeur économique.
Si vous envisagez d’acquérir une marque patronymique ou si vous avez donné à votre entreprise votre patronyme, nous ne pouvons que vous conseiller de prendre le temps d’auditer la situation juridique pour prendre les bonnes décisions.
Article rédigé avec le support de Nuria Castellvi-ferrer, stagiaire.